Miroir mon beau miroir
- Sergio
- 14 avr. 2020
- 3 min de lecture
Puisque bar et café gardent pour le moment porte close, ne nous privons pas d’un petit moment de convivialité à celui des Folies Bergères.
Il y a foule ce soir. Tous sont venus admirer les prouesses du trapéziste. Sans tronc d’ailleurs. Exit le haut du corps, on ne garde que les jambes. C’est hors champ que se déroule tout le spectacle.
Car ce n’est pas ce qui intéresse Edouard Manet.
Il nous invite plutôt à la rencontre de Suzon, une jeune serveuse à l’étage, derrière son comptoir. Les yeux dans le vague, elle nous regarde sans nous voir. Pas très loquace la Suzon. Pour la convivialité on repassera.

Tout tourbillonne et s’agite. Elle reste immobile. Indifférente.
Bon.
A défaut de pouvoir engager la conversation, accoudons-nous au bar et observons la scène.
Laissons nous happer par le grand miroir derrière Suzon qui reflète la salle, elle-même tapissée de miroirs qui se répondent à l’infini.
Par les bouteilles sur le comptoir à gauche qui s’y reflètent aussi.
Mais que l’on retrouve aussi à droite, comme un motif qui se répète.
Curieuse symétrie…
Par la forme des bouteilles de champagne qui s’imprime dans la silhouette de Suzon.
Par le triangle rouge, presqu’évanescent, des fleurs de son corsage qui renvoie à celui, bien net, des étiquettes au premier plan.
Et que dire de cet autre triangle qui se dessine sur sa jupe grise, redoublement à échelle réduite du triangle dans lequel s'inscrit Suzon.
Etranges impressions de déjà-vu qui persistent sur la rétine…
Tout se dédouble et se fait écho. Une véritable partie de ping-pong visuel. Plus on fouille la toile du regard, plus elle se déconstruit.
Le sol de la promenade s’est comme évanoui, le comptoir flotte dans le vide. Âmes sujettes aux vertiges s’abstenir. L'abîme nous guette. Il y a définitivement quelque chose qui cloche.
Regardez le reflet de l’homme dans le miroir à droite. De l’autre côté du comptoir, il semble s’adresser à Suzon. Or Suzon nous regarde et la composition de tableau nous place précisément de l’autre côté comptoir. A la place du client donc.
Ni vu ni connu nous voilà retenu pour jouer le rôle du client moustachu. Déroulez le tapis rouge.

Oui. Mais…
La silhouette de Suzon dans le miroir est légèrement penchée vers l’homme. Rien à voir avec l’attitude hiératique de l’original. Le reflet décale toute la scène. Comme une dissociation.
L’homme parle à Suzon. Elle l’écoute mais elle est ailleurs. Deux moments apparaissent ainsi simultanément, l'une dans le reflet - Suzon remplissant son office -, et l'autre face à nous - ce qu’il se passe dans sa tête.
Et nous, spectateurs, sommes les témoins privilégiés de ce moment d’absence. Convoqués dans la toile par la posture frontale de Suzon, mais rejetés en dehors par le flottement de son regard.
Et d'ailleurs, si quelqu’un devait se tenir face à Suzon, ne devrait-il y avoir un semblant d’ombre projetée sur le comptoir ? Quelque chose qui nous signale une présence pour de vrai ?
Rien. Néant. Nada. Pas l'ombre d'une ombre.
Personne. Nous sommes ailleurs. Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors. Entre les deux.

Manet a patiemment tissé sa toile afin d’interroger son art et notre regard.
Nous sommes à la fois acteur et spectateur de la scène. Accoudés au bar des Folies Bergères et dans la tête de Suzon. Présence et absence.
Ce n'est pas une simple peinture qui nous est proposée mais un complexe système pictural.
Une mise en abyme dans les règles de l’art.
Et il en existe d’autres tout aussi sophistiquées. Parmi les plus connus: Les Epoux Arnolfini de Van Eyck (1434) ou Les Ménines de Vélasquez (1656-57).
Voilà. Et maintenant on prend un doliprane pour calmer la migraine.
A jeudi.
Teaser: Tetris au bord de la piscine
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