Une ombre au tableau
- Sergio
- 13 mai 2020
- 2 min de lecture
Le 29 décembre 1953 à Vallauris, Pablo Picasso peint deux toiles très semblables. Le format est équivalent, de même que la composition : une ombre noire se projette sur le corps allongé d’une femme nue.
L’impression qui s’en dégage est pourtant très différente.
Sur la première, la scène est cinématographique, extraite d’un film noir. Une ombre inquiétante, celle du peintre, pénètre l’intimité d’une chambre et recouvre un corps étendu. Et nous, spectateurs, sommes les témoins impuissants de cette intrusion. A moins que cette ombre indiscrète ne soit la nôtre ? Nous nous tenons, après tout, exactement au même endroit: sur le seuil, en contre-champ.
Cette ombre rend tangible la présence d’un corps, qu’il s’agisse de celui du peintre ou du nôtre. Elle le prolonge dans l’espace du tableau. Elle le convoque au coeur d’une intrigue hautement sexuelle. L’intrus convoite cette femme et la possède déjà par la projection de son ombre. Un désir à en faire irradier les chairs offertes à sa vue. Le corps féminin se teinte de rouge à l’endroit même où l’ombre le touche.
Sur la deuxième toile, rien de tel. Refroidissement radical.
La chambre est devenue atelier. Entre le peintre et son modèle allongé sur le divan bleu, s’est immiscée une toile sur chevalet : c’est elle que l’ombre recouvre désormais.
Nul contact entre les deux corps. Le modèle et sa représentation sur la toile prennent un malin plaisir à contourner la projection du peintre. Les deux présences cohabitent mais ne se mêleront plus. Chacun chez soi.
Deux toiles, deux moments d’un même récit et l’ombre en est peut-être le fil rouge. Comme une lointaine réminiscence du mythe de Dibutade.
Dibutade, la fille du potier Butadès, est amoureuse d’un jeune homme. Mais celui-ci doit bientôt la quitter pour un lointain voyage. Le dernier jour, alors que l’ombre de son amant se détache sur un mur, elle en esquisse les contours au charbon de bois. Et c’est ainsi, nous raconte Pline l’Ancien (Histoire naturelle, Livre XXXV, chap. 43), que fut inventé le dessin : de la volonté de conserver une trace pendant l’absence. Un geste de création intimement lié à la perte.
Toute à sa tâche, Dibutade a les yeux rivés sur l’ombre de son amant. Elle pourrait profiter de ces derniers instants pour le regarder, le toucher, l’enlacer. Mais rien de tel. Dibutade ne le voit déjà plus. « Comme si voir était interdit pour dessiner, comme si on ne dessinait qu’à la condition de ne pas voir, comme si le dessin était une déclaration d’amour destinée ou ordonnée à l’invisibilité de l’autre (…). » (Jacques Derrida, « Mémoires d’aveugle », L’Autoportrait et autres ruines, 1990).
Conjurer la disparition du corps désiré par sa représentation aurait donc un prix: renoncer à en jouir physiquement sous peine d’en troubler les lignes.
Le peintre a choisi son camp. Il a représenté son modèle. Mais dès l'instant où le voilà fixé sur la toile, il lui échappe irrémédiablement. A tout jamais hors de sa portée. Cette ombre qui prolonge le peintre au sein de l’espace pictural échoue même à en effleurer les bords.
Corps démiurge mais impuissant.

Elle est pourtant là, si proche.
A mardi
Comments